Faites-vous le geste musical de trop ?

J’en parlais récemment avec un jeune violoncelliste professionnel.
Ce musicien joue dans l’un des orchestres les plus réputés au monde.

Après quelques généralités d’usage, j’ai abordé le thème de la méthode de travail. J’étais tout excité à l’idée de découvrir quelques pépites stratégiques.

De fil en aiguille, cet ancien étudiant du Conservatoire National Supérieur de Paris a commencé à me parler des meilleurs conseils méthodologiques qu’il a reçu.

Et c’est là que nous avons évoqué un sujet passionnant.
Le geste musical de trop.

Le geste musical de trop

Je connais bien ce maudit geste de trop.
Vous aussi peut-être.

Vous savez, ce geste apparaît souvent lorsque vous travaillez intensément un petit passage compliqué. Le genre à vous faire plisser le front.

Vous vous exercez.
Vous effectuez des ajustements.
Vous faites de votre mieux.
Vous répétez encore et encore.

Et puis, BINGO !

Vous réussissez ce passage !
Enfin…

Vous ne l’avez pas volé…

Sourire aux lèvres, vous continuez à répéter le geste.
Je vous comprends.

Vous vous dites qu’en répétant vous allez ancrer ce geste.
Qu’il va devenir plus solide, plus automatique.

Mais d’un coup, c’est le drame.

Vos doigts dérapent et vous ratez à nouveau le geste. Alors vous retentez.
Mais vous échouez à nouveau… Et ce plusieurs fois de suite.

Mince.
Vous sentez comme une petite angoisse qui monte.
Dans votre tête, la petite voix se fait entendre :
« Zut ! Je bosse tellement, je n’y arriverai jamais ou quoi ? C’est trop lent… ».

Et oui.

Vous vous êtes fait avoir par un phénomène neurologique
puissant. Le désengagement de l’attention.

Voyons cela de plus près.

 

Le désengagement de l’attention​

Vous vivez ce phénomène tous les jours.

Pensez à quand vous êtes engagé dans une tâche quelconque.
Lire un livre, jouer de la musique…

Dans cette situation, votre cerveau a 2 choix :

1) Continuer ce que vous faites

2) Changer d’activité

Mais changer d’activité, cela a un coût énergétique ! Cela impose de réfléchir…
=> Quoi faire ? Comment le faire ? Pourquoi le faire ?

Et au fond, vos 100 milliards de neurones sont écolos !
Ils votent toujours en faveur de l’économie d’énergie. 😉

Le choix qui consomme le moins d’énergie c’est : NE RIEN CHANGER

Dans son excellent livre « Un rien peut tout changer », James Clear explique que l’humain a tendance à enchainer des activités qui sont proches les unes des autres car elles sont les plus faciles à mettre en œuvre.

Prenons un exemple concret.

Quand vous venez de finir votre travail sur ordinateur, vous commencez facilement à checker vos mails, ou à ranger un peu votre pc, n’est-ce pas ?

Pourtant vous avez largement passé assez de temps devant un écran !
Mais ces activités sont très proches de celle que vous venez de faire. Elles représentent un chemin de moindre résistance.

C’est ce phénomène qui vous amène parfois à répéter encore et encore les mêmes passages musicaux…
Les mêmes notes

Et il peut vous faire glisser dans l’acharnement aussi facilement qu’une voiture dérape sur du verglas.

De plus, ce phénomène cognitif peut déclencher un autre processus tout aussi dangereux…

L’immense importance du dernier geste musical ​

photo de chef d'orchestre

Imaginez-vous à un concert fabuleux.

Vous vous délectez de la musique. Vraiment. Ce concert est un moment de pure félicité. Depuis le début, tout est magique.

Petit à petit, la fin du concert approche doucement et là, quelque chose d’incompréhensible se produit.

Les musiciens commencent à se disputer et à jouer faux.
Une cacophonie arythmique envahit l’espace sonore.

Vous ne comprenez pas ce qui se passe.
Et puis l’instant d’après, le concert est fini.

Bien sûr, vous applaudissez par politesse.
Mais au fond, vous êtes comme divisé.

Et sur le chemin du retour, vous ne parlez presque que de cette fin odieuse.
Elle a comme déformé votre impression globale du concert

L’effet de récence et de primauté​

Et oui !

Le début et la fin, sont ce qui comptent le plus.
Comme quand vous rencontrez quelqu’un !

Combien de fois avez-vous entendu que tout se joue pendant les deux premières minutes ?

Ne dit-on pas également que les derniers instants de l’échange sont d’une importance capitale ?

À eux seuls, ces quelques instants définissent l’impression globale que vous vous faites de votre interlocuteur.

Pourquoi ?

Parce que le cerveau mémorise spontanément plus le début et la fin d’un événement.

C’est ce que les chercheurs appellent l’effet de récence et de primauté*.

Primauté : ce qui arrive en premier
Récence : ce qui arrive en dernier

Si vous devez mémoriser une liste de mots en un temps donné, vous mémoriserez plus les mots du début et de la fin.

Voici un graphique qui illustre ce phénomène cognitif :

Vous comprenez ?

Lorsque vous effectuez le geste musical de trop, celui-ci va impacter votre souvenir. Et il peut laisser une saveur amère à votre travail…

ATTENTION !
Je ne dis pas que le geste musical de trop raté va forcément plus s’intégrer dans vos doigts !

Non ! Car il y a d’autres variables qui rentrent en jeu…
Mais, je ne dis pas l’inverse non plus !

Quoi qu’il en soit, il ne faut surtout pas négliger son impact sur votre capacité à progresser en musique.

Le geste musical de trop conditionne négativement votre esprit​

Oui.

Votre cerveau risque d’associer les sensations de frustrations, les pensées d’agacement, à l’exécution de ces gestes.

Ou pire, à la pratique de la musique

Vous voyez où je veux en venir ?

Si vous terminez toutes vos séances de travail avec un sentiment d’échec, vous allez dans le mur…

Le geste musical de trop peut conditionner négativement votre esprit.
Grignoter votre confiance, votre enthousiasme.

Il peut même installer durablement le sentiment que vous avez du mal à apprendre.

Ou que vous n’êtes pas doué

Il est donc capital que vous évitiez ce cercle vicieux.

Un retour d'expérience précieux

C’est sur ce sujet que mon ami violoncelliste avait été sensibilisé.

Un de ces professeures lui a dit un jour :

« Souvent, les élèves travaillent dur un passage musical. Et ils ne s’arrêtent que lorsqu’ils échouent.

 Pourtant, ils ont réussi le passage entre temps.
Mais, ils ne se sont pas arrêtés pour analyser ce qui avait fonctionné.

Ils n’essaient pas de découvrir la recette qui permet de réussir l’enchaînement correct des notes. Non ! Ils répètent encore et encore et n’arrêtent de répéter que quand ils ont échoué trop de fois de suite… »

Cela fait réfléchir, n’est-ce pas ?

Vous savez, c’est exactement ce que j’ai fait pendant des années.
Je m’arrêtais toujours après le geste musical de trop.

Je devrais même dire, après des tonnes de gestes de trop et des dizaines de loopings dans ce cercle vicieux

Oui.
Je terminais souvent mes séances de travail en colère, démotivé ou découragé…

Bref.  Il y a mieux comme expérience.
D’ailleurs, voyons tout de suite comment vous protéger du geste musical de trop.

1 ) Observez-vous pour mieux vous exercer

Pour éviter ce genre de dérive, la première chose à faire est de prendre conscience de votre mode de fonctionnement.

Voici quelques questions pour vous guider :

  • Comment se déroulent vos séances de travail ?
  • Y a-t-il des tendances globales ?
  • Comment terminez-vous vos séances ?
  • Dans quel état émotionnel ?
  • Qu’est-ce qui vous amène à stopper le travail de l’instrument ?
    Une émotion particulière ? Une pensée précise qui traverse votre esprit ?
  • La sonnerie de votre minuteur qui vous rappelle qu’il faut faire une pause ?
  • Ou vous vous arrêtez sans même vous en rendre compte ? En mode pilote automatique
 
 

2) Définissez vos critères pour éviter le geste musical de trop

Et oui !

Vous pouvez définir consciemment des critères à respecter pour continuer ou arrêter de travailler.

Personnellement, je m’arrête de travailler quand :

  • mon minuteur sonne
  • quand j’ai le sentiment d’avoir fait du bon travail
    (je sais ce critère peut sembler très subjectif; avec le temps et de l’observation cette notion deviendra plus claire pour vous)

Et les jours de moins bien, je stoppe le travail de la guitare :

  • quand je commence à perdre ma fraicheur mentale
  • quand la qualité de mon travail diminue
  • lorsqu’une étincelle de mécontentement ou d’agacement pointe le bout de son nez

Et oui !
Il est plus facile d’éteindre une étincelle qu’un feu de forêt.

3) Analysez vos réussites

Quand vous réussissez le geste musical sur lequel vous travaillez, ARRÊTEZ-VOUS et ANALYSEZ ce que vous venez de faire !

  • Pourquoi cela a fonctionné cette fois-ci ?
  • Qu’est-ce que vous avez fait différemment ?
  • Comment pouvez-vous faciliter la correcte exécution de ce passage musical ?

Ne reproduisez PAS le geste plusieurs fois sans réfléchir à ce qui s’est passé !

Songez à la professeure de mon ami violoncelliste ! Travaillez davantage avec votre esprit et faites-vous confiance !

Progressivement, votre méthode de travail et votre jeu vont s’améliorer.

Pour en savoir plus sur le désengagement de l’attention, je vous conseille de lire cet article.

Si vous avez des questions, des remarques ou des commentaires, écrivez-les dans l’espace commentaire ci-dessous.

Je vous souhaite un excellent travail musical 😉

Avec confiance et motivation,

Roman Buchta

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  • Merci pour ces conseils. En effet, c’est contre intuitif et l’on a plutôt tendance à persévérer.

  • Ced Ric dit :

    Excellent article.

    Ce qui est génial, c’est que ce que tu exposes est autant applicable à la musique qu’à toute une série d’autres compétences et apprentissages. De mon côté, je me souviens avoir ressenti cela lorsque je pratiquais le judo. Parfois, je me félicitais d’avoir enfin réussi un mouvement ; alors, je le répétai encore et encore, pour finalement faire pire que mieux. Ce mouvement ne s’améliorait pas, au contraire. Et c’est finalement parce que l’exercice ou le cours s’arrêtait à temps que la réelle frustration ne s’installait pas.

    Mais on laissait passer quelques jours, et lorsqu’on refaisait le mouvement au cours suivant, on était certes maladroit les deux ou trois premières fois, et puis ça y est ! le bon mouvement était à nouveau là.

    Et au fur et à mesure du temps, à travers ces répétitions, puis pauses, répétitions, pauses, etc. le bon mouvement / l’apprentissage commençait finalement à être profondément et définitivement intégré 🙂

    Article très intéressant en tout cas 🙂

  • Diapason dit :

    Bonjour
    Merci pour vos articles qui donnent des explications à ce que je ressens.
    Je dis souvent à mes élèves de soigner tout particulièrement les débuts et fins des morceaux. Le début pour capter le public. L’attention de celui-ci, porte le musicien et favorise l’échange et donne confiance au musicien. J’appelle la fin du morceau « mes meilleures souvenirs » ce qui interpelle toujours mes élèves.
    Par expérience, le public et les jurés (lors des examens) disent tous la même chose : « il y a eu quelques erreurs mais il a su se rattraper ».
    Il faut toujours terminer par du positif, ça donne bon moral.

    • Roman Buchta dit :

      Bonjour,
      Merci pour ce retour d’expérience !
      Se rattraper et terminer sur une note positive donne le morale.
      J’avais oublié d’en parler dans l’article.
      Belle continuation 😉

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